image créée par l’Intelligence Artificielle Dall-e.
L’IA peut-elle nous rendre plus libres, égaux et fraternels?
Cette Planche a été dite dans notre Loge en 2024.
Si vous n’avez que deux minutes
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[résumé co-rédigé avec l’IA]

- L’essor de l’Intelligence Artificielle (IA) soulève des questions fondamentales quant à son impact sur l’humanité, car les bénéfices immenses côtoient les risques non moins préoccupants dans le domaine de la vie de l’esprit, l’emploi, l’environnement, la justice sociale, les libertés individuelles, la démocratie même
- Nous nous tenons sur un chemin de crête. Mais au lieu d’avancer avec précaution, nous courrons de plus en plus vite, sans boussole éthique
- L’IA fonctionne comme une calculatrice sophistiquée, mais elle ne crée pas et n’imagine que très peu, car elle tire ses connaissances de vastes ensembles de données venues du passé
- L’IA ne réfléchit pas, elle imite la réflexion humaine, mais elle calcule beaucoup plus vite et sur une quantité plus grande d’informations; ses réponses sont donc le plus souvent plus fiables que celles d’un humain, pour autant que ses sources d’informations soient de qualité
- Elle ne crée pas les questions et ne conscientise pas les réponses
- Les progrès de l’IA dans des domaines comme la médecine sont impressionnants, mais son manque de conscience et d’imagination limite sa capacité à innover de manière radicale, comme le feraient un artiste ou un chercheur par exemple
- L’IA peut être utilisée pour manipuler et influencer les individus, posant des risques pour les libertés individuelles et la démocratie
- Surtout si nous sommes passifs face à ces outils et lui déléguons nos choix sans esprit critique et sans vérifier leurs sources
- L’UE est la seule institution à encadrer la programmation et l’utilisation de l’IA, mais des défis persistent, notamment en termes de protection contre les utilisations malveillantes
- L’impact environnemental des IA est une autre source de préoccupation majeure, nécessitant une évaluation de leur efficacité globale
- L’IA pourrait libérer du temps pour des activités plus créatives et innovantes, et nous désaliéner de tâches répétitives et peu gratifiantes
- Mais l’automatisation des mécanismes cognitifs par l’IA menace de nombreux emplois
- Et contrairement aux révolutions industrielles précédentes qui ont laissé du temps aux sociétés pour s’adapter, la progression de l’IA est tellement rapide que le cadre légal, l’éducation et la formation continue pourraient ne pas être assez rapides pour éviter l’obsolescence cognitive des humains
- Les révolutions industrielles précédentes avaient automatisé les bras et les jambes, déplaçant les emplois vers les services
- Aujourd’hui, les IAs automatisent les processus cognitifs qui sont justement au cœur du secteur des services
- Nul ne sait aujourd’hui quel sera l’impact sur l’emploi et sur sa rémunération, ni comment les impacts sociaux pourraient déstabiliser les sociétés
- L’adaptation rapide des systèmes éducatifs et la formation continue sont essentielles pour tirer parti des avantages de l’IA tout en minimisant ses risques
- L’accès à ces nouvelles technologies devrait être garanti à tous, en toute égalité
- Sinon, nous créerions une société à deux vitesses et les laisser-pour-compte pourraient ne plus jamais combler le fossé numérique, avec des risques majeurs pour la stabilité sociale
- En attendant donc un avenir où l’impact de l’IA n’est pas encore certain, la créativité, l’esprit critique et surtout l’empathie, donc la Fraternité, sont ce qui peut le mieux nous distinguer des machines
Laissons la conclusion à Bergson qui écrivait déjà il y a 100 ans :
« Le corps agrandi a besoin d’un supplément d’âme. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre, arrive par elle à se redresser, et à regarder vers le ciel »
Vous préférez écouter l’introduction de cette Planche? Essayez l’Intelligence Artificielle.
Rien n’est plus beau que le néant
Qui nous invite à l’infini
Rien n’est plus fort que le silence
Qui nous parle de l’harmonie
Vous l’aurez compris, cet extrait d’un poème n’est pas de moi, mais d’une Intelligence Artificielle.
L’essor de l’Intelligence Artificielle et les progrès des technologies de l’information interpellent notre Humanité. Et ce n’est pas la première fois que la technique nous interroge. Il y a 100 ans déjà, Bergson écrivait à propos de la technique qui donne davantage de puissance à l’Homme : « le corps agrandi attend un supplément d’âme ».
Face à l’IA, on ne peut pas se contenter d’être ni dans le déni, en faisant mine de ne pas être concerné, ni dans l’angoisse des pires scénarios dystopiques, ni dans la nostalgie du « c’était mieux avant », ni davantage dans l’enthousiasme naïf qui pense tout résoudre grâce à l’IA, y compris la crise climatique.
Les bénéfices immenses de l’IA dans le domaine de la santé, de l’éducation, du partage de connaissances, côtoient les risques non moins préoccupants dans le domaine de la vie de l’esprit, l’emploi, l’environnement, la justice sociale, les libertés individuelles, la démocratie même.
Une fois de plus, nous voilà face à un outil. La question est: que voulons-nous en faire ?

A titre individuel, c’est notre choix d’utiliser ou non une nouvelle technologie, encore que, ce n’est pas si simple d’avoir vraiment ce choix ; nous y reviendrons. Mais même si on y échappe à titre individuel, peut-on échapper à la pression collective ? Quels sont les impacts de l’IA sur nos cités ?
Ces impacts nous conditionnent-ils ? Et est-il encore temps d’agir pour l’éviter ?
En définitive, l’IA nous rend-elle plus libres ? Contribue-t-elle à notre émancipation ou nous aliène-t-elle davantage ? Nous rend-elle plus égaux et plus fraternels ?
Aujourd’hui, je vais essayer d’ouvrir certaines portes, mais n’attendez pas de moi des réponses, plutôt des questions.

Tout d’abord, je veux casser un mythe. L’Intelligence Artificielle n’est pas très intelligente.
L’IA ne réfléchit pas, elle calcule.
Elle solutionne le problème qu’on lui soumet, mais elle ne le formalise pas.
Elle répond à la question posée, mais elle ne définit pas la question.
Et l’IA ne conscientise même pas sa réponse, c’est-à-dire qu’elle ne sait pas quoi en faire.
L’IA fonctionne comme une calculatrice sophistiquée. Elle tire ses connaissances de vastes ensembles de données historiques. Elle ne peut envisager l’avenir qu’en combinant des modèles qui ont déjà fonctionné dans le passé. Et elle privilégie les plus fréquents sur le plan statistique.
L’IA ne crée pas, elle n’imagine pas, elle imite. Et elle imite ce qui est le plus probable de satisfaire le plus grand nombre.
Dans les domaines où il s’agit d’appliquer des méthodes connues, comme la médecine, c’est plutôt rassurant de chercher la solution la plus juste.
Mais dans le domaine de l’Art ou de la recherche fondamentale, la créativité a beaucoup d’importance.
Or l’IA se tourne toujours vers le passé. Elle ignore donc les idées radicalement originales. Par exemple, l’IA peut imiter le style de Victor Hugo ou de Picasso, mais elle ne peut pas devenir le nouveau Picasso, capable de révolutionner l’art de manière imprévisible et inédite.
Pour autant, ses connaissances sont immenses et aucun être humain n’est capable d’en appréhender autant. Car tout aujourd’hui peut être transformé en données numériques qu’une IA peut analyser.
Tout ce que nous faisons sur Internet et sur notre téléphone laisse des traces numériques. Mais les IAs ne se limitent pas au monde numérique. Elles peuvent aussi interagir avec le monde matériel.

Car nos 5 sens sont désormais numérisables.
Tout a commencé en 1982 quand le CD a numérisé le son. En sens inverse, la synthèse vocale fait parler un ordinateur avec une voix qui n’a plus rien de robotique. En avril 2023, la station de radio Couleur3 a réalisé toute une journée d’émission en faisant parler des IAs après avoir cloné les voix de leurs animateurs.[i] Il suffit alors d’écrire au clavier ce qu’on veut leur faire dire. Ou on peut laisser l’IA écrire ces textes…
Puis on a donné la vue aux ordinateurs désormais capables de reconnaître n’importe quelle forme du monde réel. Aussi bien des chats que nos amis dans des photos, ou bien des passages piétons ou un feu rouge pour une voiture autonome.
Comme pour la voix, on a également numérisé le sens inverse, en produisant des images et des vidéos numériques, en rajeunissant des acteurs de cinéma, ou en donnant une interview au clone de Coluche ou Dalida dans l’émission « l’Hotel du temps ».[ii]
Puis on a numérisé le sens du toucher, de l’odorat et il n’y a pas si longtemps du goût. Avec ces 5 sens, c’est tout notre environnement matériel que l’on est capable d’appréhender ou de reproduire de manière numérique.
Couplez une IA avec un robot ou un drone, éventuellement militaire, et vous lui donnez la capacité de non seulement modeler le monde numérique, mais aussi modeler le monde matériel.

Ce qui est pour le moment rassurant, c’est que c’est toujours un humain qui commande à l’IA. C’est d’abord des humains qui la programment et l’entraînent sur des informations qu’ils choisissent. Et ce sont ensuite des humains qui l’utilisent. Et ils vont l’utiliser en vue de gagner du temps. Ils vont continuer à pratiquer leur activité habituelle, mais beaucoup plus vite et le plus souvent avec moins d’erreurs.
Car l’IA présente un avantage cognitif immense sur les humains : non seulement elle apprend à partir d’immenses quantités de données qu’aucun humain ne peut absorber et traiter, mais elle s’améliore en temps réel, à partir de toutes les informations disponibles partout dans le monde. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage automatique.
Par exemple, un médecin peut analyser une tumeur en 15 minutes au lieu de 160 heures[iv], détecter une anomalie dans une radio des poumons qu’il n’aurait pas vue à l’œil nue, ou prescrire le protocole médical le mieux adapté à un cas spécifique[v], parce que ce protocole aura été appliqué avec succès sur un cas similaire ailleurs dans le monde.
Les IAs peuvent lire les recherches médicales à raison de plus de 300 pages par seconde, dans n’importe quelle langue. Aucun médecin ne peut se tenir à jour aussi vite.
C’est comme si tous les médecins du monde connectaient leurs connaissances en temps réel.
Bien que l’IA n’ait pas de conscience, ni d’imagination, elle est donc une redoutable machine à apprendre et à prendre des décisions. En effet, elle peut tenir compte d’une multitude de paramètres, tirer parti de milliards de données actualisées en temps réel. Elle peut se tromper comme un humain peut se tromper, mais statistiquement beaucoup moins souvent.
En tout cas tant que les décisions sont prises rationnellement, à partir de faits objectifs.

Ce qui n’est pas rassurant en revanche, c’est que les humains ont des biais.
En fonction de nos biais, on peut entraîner les IAs sur des données historiques plus ou moins larges. Le résultat est que si on demande à une IA de dessiner une belle femme, elle sera jeune, mince, blanche et aux cheveux longs (résultat d’une expérience du Washington Post en 2024).
Les humains peuvent aussi être faignants, avoir un sens moral peu développé ; ils n’aiment pas prendre de risques et ont une tendance à s’en remettre à des figures d’autorité qui vont décider pour eux.
Cela peut avoir tendance à faire d’eux des usagers dociles des IAs.
[Mise à jour du 19 juin 2025] A long terme, le développement du cerveau pourrait en être affecté: moins nous l’utilisons, en particulier dans nos jeunes années, moins les connexions neuronales se créent ou se renforcent, comme l’explique cette étude du MIT[iii]. Va-t-on créer une génération de « zombies », ou va-t-on au contraire laisser de la place au développement de nouvelles capacités? Personnellement, je n’ai pas le talent manuel de dessiner, mais j’ai des idées dans ma tête que l’IA peut m’aider à réaliser.
Et si la machine prend de si bonnes décisions, et peut tout connaître du monde et de nous, le risque est grand de lui déléguer nos choix, non seulement ceux de nature rationnelle, mais également ceux qui touchent à notre nature profonde et nos émotions.
Car le problème du choix est lié à la quantité d’options possibles. Cela tombe bien, l’IA ne craint pas les calculs sur de grandes quantités d’informations. Elle pourrait donc nous inciter à lui laisser la difficile décision de choisir.
Imaginons cette demande : « Vers quel métier devrais-je m’orienter selon ce que j’aime faire et la probabilité que cela m’assure un avenir heureux ? » alors l’IA répondrait en fonction de ce qu’elle sait du monde et de nos centres d’intérêts, par exemple via ce que l’on aime sur les réseaux sociaux, nos lectures sur Internet, nos achats en ligne de livre ou de musique, ou ce que l’on regarde à la télé ou les plateformes comme Netflix. Connait-elle le monde et en maitrise-t-elle tous les paramètres ? probablement pas. Mais une IA connectée partout et en temps réel le connait-elle moins bien que nous ?

On peut refuser de s’engager sur ce chemin. A titre individuel, il nous suffit de refuser la facilité que nous procurent les outils numériques. N’utilisons pas le GPS et débrouillons-nous comme avant pour rejoindre Milan en évitant les bouchons. Mais si on a mis le doigt dans l’engrenage de nos petits écrans de téléphone, ils peuvent vite nous rendre captifs.
Le phénomène est alarmant chez les moins de 20 ans. Les industriels de la communication numérique savent très bien capter notre attention. Ils maîtrisent ce que les neurosciences ont compris de l’addiction à la dopamine, l’hormone du plaisir immédiat.
Ils savent comment nous en injecter. Car plus ils nous gardent sur nos écrans, plus ils capturent de données et plus ils se rémunèrent par la publicité, pour en retour influencer nos goûts, jusqu’à orienter nos votes.
L’IA a besoin de Big data pour fiabiliser ses calculs. Et c’est exactement ce que nous lui fournissons sur nos smartphones. Mais pour cela, il faut nous tenir captif derrière nos écrans, donc nous isoler et donc détruire les structures sociales.
Et si malgré tout nous arrivons à nous débrancher, nous vivons dans des sociétés qui pourraient très bien décider de nous rebrancher. Par société, je veux dire les entreprises commerciales ou les pouvoirs publics.
Combien de temps aura-t-on encore le choix de passer par un caissier ou une caissière au supermarché avant de devoir passer par des automates?
Et si les gouvernements, de plus en plus technocratiques et comptables (voir Alain Supiot et la Gouvernance par les nombres[vi]), s’en remettent à l’IA pour prendre leurs décisions de gestion, passant ainsi du gouvernement des Hommes à l’administration des choses (selon la formule d’Engels), est-ce que ce seront toujours les gouvernants, et donc les peuples, qui dirigeront la vie de la cité?
L’IA a d’abord été descriptive de ce qui est. Puis prédictive de ce qui pourrait être. Elle pourrait devenir prescriptive de ce qui doit être.


Compte tenu des biais humains, aussi bien dans la conception et l’entraînement des machines, que dans leur utilisation, la régulation est donc absolument nécessaire.
L’Union Européenne est aux avant-postes.
Son premier acte en 2018 a été de définir des règles de protection des données personnelles sur Internet [vii], Il aura quand même fallu attendre pile 20 ans après la création de Google.
Fin 2023, l’UE a publié un cadre juridique pour la conception et l’usage des IAs, selon leur niveau de risque. Risque non seulement pour les Droits fondamentaux des individus, mais aussi pour la Société.[viii]
Restons humbles toutefois face aux IAs. Une fois autorisées, il devient difficile de ne pas leur déléguer nos décisions et de ne pas lâcher prise sur l’esprit critique, tellement c’est facile d’accès, simple à utiliser et généralement fiable, tout comme le GPS qui nous conduit à bon port à la minute près.
Et il est tout aussi difficile de contrôler comment elles fonctionnent, malgré le vœu pieux de l’UE. Car leur cerveau numérique est le résultat d’un entraînement sur des quantités immenses de données qui dépassent infiniment les facultés d’appréhension humaine.
On considère dès lors qu’il faudrait une IA pour contrôler une IA… (je vous laisse un moment pour réfléchir à cela).
C’est pourquoi dans les domaines les plus à risque, le plus sage est l’interdiction pure et simple, de la même façon que l’on réglemente la vente d’armes à feu ou de médicaments. L’IA est un outil trop puissant pour être mis entre n’importe quelles mains.
C’est probablement même le plus puissant des outils actuellement accessibles au grand public, le plus souvent gratuitement.
Mais si les citoyens de l’UE sont désormais un peu mieux protégés, rien de tel pour le moment aux États-Unis ou en Chine, dont l’influence sur le Monde et sur les structures idéologiques, politiques, économiques et sociales dépassent très largement celle de l’UE. Et la dérégulation engagée par la nouvelle administration américaine n’arrange rien à l’affaire.
En outre, ce cadre européen ne protège les citoyens que des sociétés commerciales licites. Pas d’organisations ou d’individus malveillants qui se retrouvent avec un outil surpuissant entre les mains.
Rappelons-nous: l’IA n’a pas de conscience. Elle fait ce pourquoi elle a été programmée. L’intention bienveillante ou malveillante du programmeur ou de l’utilisateur sont donc fondamentales.
Nous ne sommes pas non plus protégés contre un gouvernement parfaitement démocratique, mais qui confierait ses décisions majeures à des IAs, poursuivant ainsi la déresponsabilisation des pouvoirs publics qui ont déjà cédé la Démocratie au Marché, ce qui pourrait conduire à une forme de dictature par cette fameuse « Main invisible » d’Adam Smith…
Et quid si un gouvernement démocratique doppé à l’IA et ayant accès à toutes nos données personnelles, bascule un jour en dictature?

Reste encore deux enjeux majeurs. L’avenir de l’emploi et l’environnement.
Pourquoi l’environnement ?

Les centres de données qui font tourner les IA consomment d’énormes quantités d’énergie. Selon une étude de 2023 parue dans la revue du MIT[ix], générer 1’000 images avec une IA consommerait environ l’équivalent de 2’600 calories, soit à peu près la consommation journalière d’un homme (les femmes consomment 20% moins).
Alors, une IA est-elle plus efficiente qu’un humain? A priori oui, car quel humain pourrait générer 1’000 images en une journée?
Toutefois, l’empreinte environnementale des IA ne se limite pas à la consommation électrique. Il faut compter avec la consommation d’eau de refroidissement des centres de données. Et il ne s’agit là que de l’usage des IA.
Quid de la fabrication des équipements informatiques ? La production des composants électroniques nécessite l’extraction de minerais et nous savons que les industries d’extraction posent quantité de problèmes moraux et écologiques.
Enfin, l’évolution extrêmement rapide des technologies numériques entraîne un remplacement des équipements qui génère de grandes quantités de déchets électroniques.
Nous manquons de données fiables à ce jour pour mesurer l’empreinte totale des IA, mais elle n’est pas négligeable. Est-elle efficiente, là est la vraie question à laquelle on n’a pas encore répondu.

Et venons-en à l’emploi.

L’automatisation a toujours fait craindre la disparition des emplois. Au niveau mondial, global, ce risque ne s’est pourtant pas matérialisé. Les emplois se sont déplacés de l’agriculture à l’industrie, puis de l’industrie aux services. Ils se sont donc déplacé là où les capacités cognitives avaient plus d’importance que les bras et les jambes. Des métiers ont disparu, d’autres ont été créés.
Mais toujours plus d’individus travaillent, grâce aux gains de productivité et à l’innovation qui, conjointement, entraînent la croissance. J’insiste sur le « conjointement »; car la productivité sans l’innovation ne fait que détruire des emplois.
Dire que cela s’est fait sans heurt, pour des individus ou des régions entières, et donc sans conséquence dramatique sur le plan personnel, social, sociétal ou géopolitique, serait inexact. Mais cela s’est fait.
Pourtant, deux nouveaux paramètres de la révolution numérique changent profondément la donne.
Tout d’abord, les précédentes révolutions agricoles et industrielles avaient automatisé les bras et les jambes. La révolution numérique et l’IA automatisent les mécanismes cognitifs, donc les « cerveaux », précisément ce qui est au cœur des métiers dans le secteur des services qui concentre aujourd’hui environ trois quarts des emplois au niveau mondial.
Ensuite, la vitesse. Les technologies numériques se développent à une vitesse exponentiellement rapide, à raison de plusieurs innovations disruptives au cours d’une seule et même génération.
Auparavant, il fallait laisser passer plusieurs générations avant d’être témoin d’innovations majeures. Par exemple, l’invention de la machine à vapeur et les chemins de fer ont profondément transformé nos sociétés. Mais il a fallu du temps pour poser des rails, traverser les continents, bâtir de nouvelles villes. L’Homme et la Société ont eu le temps de s’adapter. Le progrès était lent et linéaire.
Le monde numérique, lui, ne connaît pas d’obstacle géographique et matériel. Le progrès y est exponentiellement rapide.
Plus on découvre, plus on partage nos connaissances et plus on innove.
ChatGPT a conquis 1 million d’utilisateurs 5 jours après son lancement en novembre 2022, et plus de 100 millions après 2 mois.
Il y a plus de puissance aujourd’hui dans un smartphone que dans la salle informatique de la Nasa qui a envoyé le premier homme sur la Lune. Le smartphone a été lancé en 2007, il a moins de 20 ans, et il équipe déjà plus de la moitié de la population mondiale.
Pourquoi l’emploi est-il menacé ?
Quand une activité est répétitive, tôt ou tard elle sera automatisée. Ce n’est pas un mal plutôt que d’être aliéné à une tâche peu gratifiante où on n’apprend rien et on ne progresse pas.

Mais quel sera l’impact social?
Lire à ce sujet le mouvement des "briseurs de machines" de l'Angleterre de 1810, quand les artisans sont remplacés par des machines. Le gouvernement instaura la peine de mort pour ces briseurs de machines effrayés de perdre leur travail.
Les avis divergent. Chacun sait que des emplois vont massivement disparaître. Tant que les entreprises innovent, de nouveaux emplois seront toutefois créés. Mais personne ne sait encore lesquels, ni combien, ni où, ni pour quelle rémunération, ni si le solde sera positif.
Et il va falloir innover massivement, pour compenser les gains de productivité tout aussi massifs.
Par exemple, quand un médecin analyse une tumeur en 15 minutes au lieu de 160 heures, que fait-il du temps gagné?
Et comme on l’a vu, le progrès est exponentiellement rapide dans le monde numérique. Le rythme nécessaire d’adaptation sera donc beaucoup plus rapide et fréquent que par le passé.
L’obsolescence cognitive des individus va aller en s’accélérant. L’Humain va devoir prouver qu’il peut s’adapter plus vite que les machines à apprentissage automatique. Certains y arriveront, d’autres pas.
La course cognitive est-elle perdue d’avance ?
Certains prédisent que oui et réfléchissent déjà à une société sans emploi.
Quel niveau de stress cela peut-il provoquer pour ceux qui essayent de conserver leur utilité face aux machines?
Cela pourrait-il créer une société à deux vitesses : ceux qui arrivent à tirer parti de l’IA et les autres?
Quels soubresauts sociaux et géopolitiques cela peut-il provoquer? Nos sociétés sont-elles équipées pour répondre et surtout pour répondre assez vite?
Pour Bernard Stiegler, l’indispensable philosophe des nouvelles technologies [x], c’est peut-être la fin de l’emploi, mais pas du travail.
Il existe d’autres façons d’être utile à soi-même, aux autres et à la Société. Mais parce qu’il faut bien vivre, il faut penser à d’autres formes de rémunération de cette utilité, à d’autres manières de redistribuer les gains de productivité apportés par l’IA et les robots. L’idée du Revenu universel ou contributif provient notamment de cette réflexion sur l’évolution de l’emploi.[xi]
Restent les métiers où prédominent la recherche fondamentale, l’innovation et l’imagination; ils devraient être préservés. Car il faut bien créer de nouvelles connaissances que les IAs stockeront. Ces métiers seront considérablement soutenus et transformés par l’IA, mais ils devraient subsister.

L’éducation, une fois de plus, va jouer un rôle essentiel.

Historiquement, les systèmes éducatifs ont évolué lentement, souvent incapables de suivre le rythme des changements technologiques rapides.
Avec l’IA, tout va encore plus vite.
Aujourd’hui, le réflexe des enseignants est trop souvent de rejeter l’IA à l’école. Cela provient aussi du fait qu’eux-mêmes ne savent pas comment l’appréhender et l’enseigner, au risque de sacrifier la génération montante.
C’est une question d’apprentissage continu tout au long de nos vies. Il nous faut la motivation, les moyens et du temps dédié à la formation continue. A un rythme sans commune mesure avec les révolutions industrielles précédentes.

Il est temps de conclure.
Pour Einstein, « l’imagination est plus importante que la connaissance ». A l’inverse, l’IA repose sur la connaissance, mais n’a pas d’imagination.
Avec ChatGPT ou ses équivalents, il devient facile et rapide de trouver une réponse. L’Art est donc plus que jamais dans la question qu’on pose à ces outils. Et dans savoir que faire de la réponse.
L’important est ce que l’on cherche.
Cette faculté très humaine et spirituelle n’est pas reproductible par une IA dépourvue de conscience et de sentiment… dans l’état actuel de nos connaissances.
L’IA a un potentiel de libération, de partage de la connaissance et d’émancipation.
Mais elle a aussi une face plus sombre qui peut nous aliéner.
Nous nous tenons sur un chemin de crête avec un risque de basculer d’un côté ou de l’autre. Mais cette fois, nous courons. Très vite. Sans boussole éthique.
Les conséquences nous appartiennent.
Tout dépendra si nous sommes actifs ou passifs face à cet outil.
Commandons-nous à l’outil ou, puisqu’il est si puissant et généralement juste et parfait, laissons-le nous commander par facilité, comme le GPS qui nous conduit toujours à bon port en évitant les embouteillages?
Tout dépendra si nos systèmes éducatifs s’adaptent à cette révolution numérique pour que nous fassions de l’IA notre assistante… et non pas l’inverse.
Tout dépendra si nous sommes capables de nous tenir à jour suffisamment vite pour éviter l’obsolescence cognitive.
Tout dépendra si les pouvoirs publics encadrent la technologie et accompagnent ce changement si rapide, ou cèdent encore un peu plus au Marché et à sa Main invisible.
Tout dépendra de ce que les entreprises décident de faire des immenses gains de productivité apportés par l’IA.
Les réinvestiront-elles dans l’innovation et la qualité? Vont-elles investir dans la formation et la reconversion de leurs employés? Ou ne vont-elles privilégier que la rentabilité et la redistribution des dividendes à court terme?
Tout dépendra enfin si la technologie est accessible à tous, en toute égalité.
En attendant donc un avenir où l’impact de l’IA n’est pas encore certain, la créativité, l’esprit critique et surtout l’empathie, donc la Fraternité, sont ce qui peut le mieux nous distinguer des machines.
J’ai commencé par Bergson et j’aimerais terminer par lui qui écrivait déjà il y a 100 ans :
« Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre, arrive par elle à se redresser, et à regarder vers le ciel ».
J’ai dit.
Alex Frank, Maître de la Respectable Loge Mozart et Voltaire
Genève le 12 Janvier 2024

Références
[i] https://www.rts.ch/play/tv/communication-dentreprise/video/intelligence-artificielle–journee-experimentale-sur-couleur3?urn=urn:rts:video:13976338
[ii] https://youtu.be/QoDToPb03r4?feature=shared&t=270
[iii] https://www.theweek.in/news/health/2025/06/19/chat-gpt-might-not-be-good-for-your-brain-new-mit-study-finds.html et
https://the-decoder.com/mit-study-shows-cognitive-debt-through-chatgpt-heres-what-it-means-in-real-world-practice/
[iv] https://www.hug.ch/actualite/personnaliser-davantage-soins-oncologiques-grace
[v] https://www.swissinfo.ch/fre/toute-l-actu-en-bref/l-intelligence-artificielle-au-service-des-oncologues-des-hug/45220010 « A noter que d’autres établissements hospitaliers en Suisse utilisent Watson for Oncology, un système qui propose un traitement aux oncologues sur la base des données fournies. Watson for Genomics ne recommande pas de traitement, il passe uniquement en revue ce qui est fait ailleurs dans le monde pour traiter un type précis de tumeur. « Les oncologues peuvent s’inspirer de ce que font les autres pour faire leurs choix et proposer le meilleur protocole », souligne Dr. Meyer. »
[vi] https://www.fayard.fr/livre/la-gouvernance-par-les-nombres-9782213681092/ et https://journals.openedition.org/rfsic/3521
[vii] Les données personnelles des citoyens européens leur appartiennent. Ils ont un droit de regard sur ce qu’on sait d’eux. Ils peuvent en demander l’oubli. Et ils sont en droit d’attendre que ces données soient protégées contre le piratage. Sinon quoi ? les amendes tombent et cela peut prendre du temps. Entre temps, compte tenu de la rapidité des technologies numériques, du mal peut être fait. Mais au moins, cette règle existe.
[viii] Les IAs à risque dit inacceptable, comme la reconnaissance faciale en temps réel et à distance seront tout simplement interdites. Tout comme les IAs visant à manipuler, influencer le libre arbitre, classer des individus selon leurs caractéristiques sociales, biométriques, comportementales.
Pour les IAs qui ne sont pas interdites, plus elles seront risquées pour les Droits fondamentaux, plus elles devront faire montre de transparence sur leur conception et leur usage. Elles seront contrôlées par des organismes tiers, avant leur mise sur le marché et tout au long de leur cycle de vie.
Mais ce cadre admet aussi ses limites : « Les modèles d’IA à usage général à fort impact susceptibles de présenter un risque systémique, tels que le modèle d’IA plus avancé GPT-4, devraient faire l’objet d’évaluations approfondies et signaler tout incident grave à la Commission ». Bref, on s’en remet au bon vouloir du concepteur.
[ix] https://www.technologyreview.com/2023/12/01/1084189/making-an-image-with-generative-ai-uses-as-much-energy-as-charging-your-phone/?utm_source=generationia.flint.media&utm_medium=newsletter&utm_campaign=comment-calculer-vraiment-l-impact-carbone-de-chatgpt
[x] Lire à ce sujet le regretté philosophe français Bernard Stiegler
Sources RTS sur Bernard Stiegler https://www.rts.ch/services/recherche/?q=bernard+stiegler
Notamment Théorie et Action https://www.rts.ch/audio-podcast/2020/audio/theorie-et-action-1-5-25121266.html
et Ars Industrialis https://www.rts.ch/audio-podcast/2016/audio/ars-industrialis-les-debuts-1-15-25444702.html
[xi] RTS, Bernard Stiegler, L’emploi et le salaire ne peuvent plus être la seule voie de redistribution https://www.rts.ch/info/economie/7514433-lemploi-et-le-salaire-ne-peuvent-plus-etre-la-seule-voie-de-redistribution.html
L’emploi est mort, vive le travail https://www.rts.ch/audio-podcast/2021/audio/bernard-stiegler-philosophe-25715349.html
